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N'en jetez plus.
6 avril 2009

Words are very unnecessary.

Les dangers de l'ultimatum

Je me souviens, la solution que j'ai choisie ce fameux jour ne manquait pas de panache. Je me suis encastré dans le chambranle de la porte, bras croisés, un genou plié à l'équerre, tête légèrement inclinée. Et je l'ai considérée, sourire en coin, hochant la tête comme ces chiens sur la plage arrière des voitures. Elle n'a pas semblé noter ma présence, mais comment ignorer longtemps une telle densité psychologique émanant de ma posture et lui fusillant la nuque?
Tant bien que mal, elle réussit à maintenir cette feinte désinvolture à mon égard, bouclant sa valise d'un geste sec et précis. L'ironie mordante contenue par mon sourire dissymétrique n'allait manifestement pas suffire à infléchir ses projets à court terme. J'ai senti qu'il fallait passer à la vitesse supérieure. Verbaliser. Non pas au sens de la contractuelle. Au sens freudien. Mettre en mots.
Alors, j'ai été odieux.
"Dis-moi, Isabelle, tu t'en vas pour longtemps ou...?" On pourrait voir dans cette attaque frontale une perfidie déloyale. Certes. Un cœur de femme eût pu se fendre sur le champ. J'en connais les failles. Cette parodie de naïveté, finement servie par une intonation chantonnée, pouvait assurément déstabiliser l'adversaire. En même temps, la syllabe finale montante ("ouuu...?") sonnait comme une porte ouverte, une main tendue après l'uppercut. Sans que l'adversaire ne saisisse pour autant cette chance de rédemption.
Alors tant pis, puisque la guerre était déclarée, je crois avoir ensuite décoché quelques remarques acides du style : "Je t'attends pour le dîner, ou alors tu...?" On notera que j'ai su jusque là maintenir la conversation dans le champ du suggéré, de l'indicible, du paradigme.
C'est là que j'ai commis ma première erreur.
Sans doute poussé par le sentiment d'une urgence (elle filait maintenant vers la porte à grandes enjambées, son intention de l'ouvrir était transparente pour qui pénètre un tant soit peu les arcanes de la pensée féminine), j'ai abandonné ma posture de retrait pour rentrer dans son jeu. C'est ce qu'on appelle, en termes de stratégie militaire, une grosse connerie. La structure interne du conflit se renverse, c'est l'autre qui reprend la main. J'ai donc proféré cette phrase malheureuse, surlignée d'un doigt tendu : "Je te préviens Isabelle, si tu franchis cette porte..."
Bref, un ultimatum. L'arme fatale. Souvent fatale d'ailleurs pour celui qui l'emploie. Car, par définition, on ne cède pas à un ultimatum (c'est presque un cliché). Qui a jamais capitulé devant pareille menace? Qui a jamais dit : "Bon d'accord, tu fais chier, ok, ohlala!" Non! Un ultimatum vous fait au contraire vous dresser sur vos ergots, puiser dans vos réserves d'orgueil, et vous encourage à faire tout l'inverse.
Qu'on se souvienne des menaces adressées à Hitler en 1939 : "Si vous touchez à la Pologne, c'est la guerre!" Espérait-on que le Führer rengaine ses panzers? Tu parles, il vous a déferlé sur l'Europe en deux coups de cuiller à pot! Je ne dis pas qu'il fallait rester au lit, face au péril nazi. Je dis que l'Histoire de l'Humanité aurait dû m'instruire quant à la position à adopter au moment où Isabelle mettait la main sur la poignée pour dévaster ma Pologne intérieure.
Surtout qu'un ultimatum tel que "Si tu franchis cette porte..." n'a que deux issues quand la porte est franchie : le ridicule ou la fuite en avant. J'ai choisi la seconde, qui ne m'épargnait pas la première, bien au contraire. Car s'en est suivi un "Si tu descends cet escalier...", bientôt dépassé en grotesque par un "Si tu sors dans la rue..." proféré avec un regain de décibels, mais paradoxalement avec un pouvoir d'intimidation sans cesse diminuant.
Ouvrant grande la fenêtre sur cette vision d'Isabelle sautant dans un taxi, il me semble avoir lancé ce dernier anathème (mais tout ça est confus dans mon esprit, avais-je toute ma lucidité?) : "Je te préviens, si tu rencontres un type bien, que tu l'épouses et qu'il te fait des enfants merveilleux... C'est pas la peine d'espérer revenir ici! JAMAIS!" Mon souci d'avoir toujours le dernier mot rend cette dernière saillie crédible, dans les brumes de mes souvenirs. Je me vois assez bien refermer la fenêtre, goguenard, et vriller l'air de la chambre d'un coup de poing fictif, en guise de ponctuation : "Et toc!"
Ou alors suis-je descendu un peu plus bas dans la pantalonnade, lui proposant dès son retour du rôti de veau? Le veau, son plat préféré. C'était une perche tendue. C'est possible. Pourtant, il a fallu me rendre à l'évidence le soir même face au miroir : elle n'aimait plus le veau.

Nous deux moins toi - Didier Tronchet

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Commentaires
D
Ce n'est ni un classique ni de la grande littérature pourtant.
A
Ma liste d'auteurs-à-lire va pouvoir avoir, enfin, un minimum de contenance. Merci :)
D
Oui, franchement je te le conseille, j'ai sélectionné ce chapitre mais tout le livre est bon, l'histoire d'une rupture amoureuse disséquée bribe par bribe, le téléphone qui ne sonne pas, les gens qui nous rappellent l'autre, et j'en passe, à la longue le style peut être légèrement pesant parce que l'auteur en fait des caisses pour être drôle, mais c'est tout de même efficace, et niveau idées, il y a de vraies perles.
K
J'adore ce texte !<br /> je m'en vais de ce pas me quérir de cet auteur !
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