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N'en jetez plus.
14 septembre 2009

Néant moins.

- Dorian, Dorian, quand je ne vous connaissais pas, rien n'était réel dans ma vie, sauf jouer. Je ne vivais que sur la scène. Je croyais que tout y était pour de vrai. Rosalinde un soir et Portia le lendemain. La joie de Béatrice était ma joie, et les chagrins de Cordelia étaient à moi aussi. Je croyais à tout. Les braves gens qui jouaient avec moi me semblaient des dieux. Les décors formaient mon univers. Je ne connaissais que des ombres et je les croyais réelles. Vous êtes arrivé, ô mon bel amour, et vous avez affranchi mon âme de sa prison. Vous m'avez appris ce qu'est la vraie réalité. Ce soir, pour la première fois de ma vie, j'ai découvert le vide, la fausseté, la bêtise de l'insipide spectacle où j'avais toujours joué. Ce soir, pour la première fois, j'ai pris conscience que Roméo était hideux, et vieux, et fardé, que le clair de lune dans le verger était faux, que les décors étaient vulgaires, que les paroles que j'avais à prononcer n'avaient pas de réalité, ne m'appartenaient pas, n'étaient pas ce que je voulais dire. Vous m'avez apporté quelque chose de plus noble, quelque chose dont tout art n'est qu'un reflet. Vous m'avez fait comprendre ce qu'est l'amour réel. Mon amour ! Mon amour ! Prince Charmant ! Prince de ma vie ! Les ombres m'ennuient. Vous êtes pour moi plus que l'art ne pourra jamais être. Qu'ai-je à faire des marionnettes du théâtre ? Quand je suis entrée en scène aujourd'hui, je ne comprenais pas comment il se faisait que j'avais tout perdu. J'avais cru que ce serait merveilleux. Je découvrais que j'étais incapable de faire quoi que ce fût. Soudain, mon âme a saisi ce que cela signifiait. Cette révélation a été une merveille pour moi. Je les entendais siffler et je souriais. Que peuvent-ils savoir d'un amour comme le nôtre ? Emmenez-moi, Dorian, emmenez-moi pour que nous puissions être vraiment seuls. Je hais la scène. Je peux singer une passion que je ne ressens pas, mais je ne peux en imiter une qui me brûle comme du feu. Oh ! Dorian, Dorian, vous comprenez maintenant ce que cela signifie ? Même si je pouvais le faire, ce serait une profanation de jouer à être amoureuse. Vous m'avez fait comprendre cela.

- Vous avez tué mon amour. Oui, vous avez tué mon amour. Vous m'excitiez l'imagination. Maintenant vous n'excitez même plus ma curiosité. Vous ne me faites aucun effet du tout. Je vous aimais parce que vous étiez merveilleuse, parce que vous aviez le génie et l'intelligence, parce que vous réalisiez les rêves de grands poètes, que vous donniez forme et substance aux fantômes de l'art. Vous avez rejeté tout cela. Vous êtes creuse et sotte. Mon Dieu ! Comme j'étais fou de vous aimer ! Quel imbécile j'ai été ! Vous n'êtes rien pour moi maintenant. Je ne vous reverrai jamais. Je ne penserai jamais à vous. Je ne prononcerai jamais votre nom. Vous ne savez pas ce que vous avez été pour moi. Il fut un temps... Oh, je ne supporte pas d'y penser ! Je voudrais ne vous avoir jamais vue ! Vous avez gâché le romanesque de ma vie. Vous ne connaissez rien à l'amour si vous dites qu'il abîme votre art ! Sans votre art, vous n'êtes rien. Je vous aurais rendue illustre, magnifique, sublime. Le monde vous aurait voué un culte, et vous auriez porté mon nom. Qu'est-ce que vous êtes maintenant ? Une actrice de troisième ordre avec un joli minois.

Sibyl et Dorian dans Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde.

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Commentaires
E
Le Portrait de Dorian Gray... sans doute mon premier véritable coup de foudre littéraire.
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